Livres
La création romanesque en Syrie 1967-2006)
d’Elisabeth Vauthier (Damas, Institut François du Proche-Orient 2007)
Rares sont les ouvrages consacrés à la littérature contemporaine syrienne et l’étude d’Elisabeth Vauthier permet de mieux approcher des auteurs arabophones bien connus en Syrie et dans le monde arabe mais que le public français connaît à peine. L’auteure nous avait déjà livré Le Roman syrien de 1967 à nos jours (Paris, L’Harmattan, 2002).
De notre côté, dans le cadre de l’AFS, nos amis se rappellent de la soirée littéraire syrienne que nous avions organisée à la Maison Molière le 5 mai 2000, sur une mise en scène du poète Franck Smith, et où les Professeurs Robert Santucci et Ali Ibrahim, alors directeur du Centre Culturel Syrien, avaient présenté une lecture d’extraits d’écrivains syriens avec Mme Roula Nabulsi, Anne France Avillon, Myriam Guilbert et MM Hussam Khastim et Christian Lochon. Puis le 25 mai 2005, au Centre Culturel syrien, Roula Nabulsi, Walieddin Saïdi et Christian Lochon avait présenté certaines composantes de la littérature syrienne avec des extraits de romanciers, de poètes et d’essayistes. Mais déjà, le 31 mai 1995, l’écrivaine Myriam Antaki avait donné un aperçu de son œuvre dans une conférence organisée par l’AFS, à l’Elysée-Marbeuf. Ces manifestations furent toujours présentées à l’intention de nos lecteurs dans notre Bulletin. Comme la soirée littéraire qui se tint le 17/04/2009, à la demande du directeur du Centre Culturel Syrien, avec des lectures d’autres textes littéraires par Roula Nabulsi (les romancières syriennes), Walieddin Saïdi et Christian Lochon (cf notre Bulletin N°36).
E. Vauthier, dans son deuxième ouvrage, examine le réveil qualitatif du roman syrien de 1967 avec de nouveaux thèmes : la lutte nationaliste, l’unité arabe, la libération de la femme et les tentatives d’évolution sociales, car les nouveaux écrivains éprouvent un sentiment de responsabilité vis-à-vis de leurs concitoyens. Ainsi de Abd Al Nabi Hijazi dans son roman le Vaisseau du temps lourd, 1970 (Qarib ezzaman Ethaquil) qui évoque le conflit israélo-arabe et témoigne du désarroi des intellectuels ; ou Hani Al Raheb dans Faille dans une longue histoire, 1979, (Chirakh fi tarikh tawil) décrivant l’échec de l’Union syro-égyptienne, le conservatisme de la société les décalages entre l’espoir et le vécu ; ou La neige vient de la fenêtre ,1984, (Al talej ya’ati min annafiza) de Hanna Mina, fait appel à des références culturelles, dont une thématique chrétienne (« Il faut que je porte ma croix » dit un personnage), un espace géographique englobant Syrie et le Liban, des références historiques partagées ; ou La Distance (AlMasafa), de Youssef Al Sayegh, auquel les techniques cinématographiques utilisées donnent un aspect de « nouveau roman » ; c’est que la conception existentialiste d’alors montrait l’être social en butte à une organisation collective qui ne le satisfaisait pas.
Après 1967, le roman est encore lié à l’Histoire mais explore les voies de l’intériorité et de la subjectivité. Haydar Haydar dans Le temps dévasté, 1979, (Azzaman almouwahach) montre des personnages qui subissent les contraintes d’une société qui a perdu la Palestine, le Sanjaq, recherchent l’amour en vain et meurent violemment. Hani Al Raheb dans 1002 Nuits, 1979, (Alf leyla wa leyltan) s’interroge sur les lecteurs éventuels, car « le peuple ne lit pas les romans » et la société est assoupie. Alors il faut privilégier le sujet à l’être social et créer un modèle néo-réaliste, Ghada al Samman dans Beyrouth 75 montre un univers aux valeurs sociales dévoyées comme l’exprime le proverbe populaire « Si tu n’as qu’un sou, tu ne vaux pas un sou ». Féministe, Ghada accuse cette société qui rend la femme une éternelle dépendante. Elle se venge par des descriptions réalistes de l’union sexuelle qui lui ont été reprochées. Khairi Dhahabi dans le Royaume des simples, 1976, (Malkout Al Boussata) évoque les traditions où la mère veuve marie ses fils à sa convenance, plongeant ses proches dans l’affliction. Dans quatre chapitres, chacun des protagonistes livre son évaluation de la situation. Ainsi le romancier recherche le compromis entre modernisme et enracinement local. Khalil An-Nuaïmi dans Les Réprouvés, 1990, (Al Khula’a), l’héroïne refuse « la condition naturelle » qui lui est imposée : « Ce qui n’est pas autorisé aux femmes est permis aux hommes », s’écrie-t–elle. Haïdar Haïdar dans Festin d’Algues (Walima lia’chab al bahr), qui fut interdit en Egypte, et dont l’action se passe en Algérie, s’attaque aux autorités politiques et religieuses. La mer est un refuge pour les opposants, comme l’indique cette citation de Camus : « Avec eux je suis inconnu et pour sortir de mon exil, je vais contempler la mer ». Quant à Ulfa Idlibi, dont nous parla si bien au cours de la soirée littéraire évoquée, Roula Nabulsi, elle choisit le genre du « hikâya » (histoire et conte) comme dans L’histoire de mon grand’ père, 1990, (hikâya jeddi).
E. Vauthier conclut que, dans la littérature syrienne, la femme possède un état ambigu : elle joue le rôle de séductrice, oscille entre un statut de victime et d’être diabolique. Quant au roman, greffe importée d’Europe, il est devenu un vecteur incontournable de la vie culturelle, mais il demeure menacé par la pression sociale et politique, la cherté de la vie, l’absence d’un système de distribution et de communication, et aussi un public encore restreint.
Ce qui est souhaitable, c’est que soient traduits en français et publiés les auteurs syriens qui peuvent apporter à la littérature mondiale l’expérience et le talent qu’ils ont hérité d’un pays de si riche et si ancienne culture.
Christian Lochon