édition abonné Le Monde
En Syrie par temps de guerre 1|3. Dans une série de trois articles, « Le Monde » évoque la vie quotidienne dans la capitale syrienne, où la population veut croire à la fin de la guerre et des privations.
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Laure Stephan (Damas, envoyée spéciale)
Ce reportage a été réalisé à la mi-septembre en présence d’un jeune employé du ministère de l’information, comme c’est la règle pour la plupart des journalistes étrangers amenés à séjourner en Syrie dans les zones sous contrôle gouvernemental.
En contrebas de la grande mosquée des Omeyyades, la terrasse du café Al-Nawfara, que l’on dit être le plus ancien de Damas, ne désemplit pas. Des jeunes fument le narguilé, pianotent sur leurs smartphones, boivent un café. Plus à l’est dans la vieille ville, vers Bab Touma, l’une des sept anciennes portes de la ville, des adolescents en uniforme scolaire bavardent et rient, en petits groupes. C’est la mi-journée, les classes viennent tout juste de se terminer. Au loin, des bombardements se font entendre, sporadiques, puis plus fréquents.
Visage impassible, une mère marche main dans la main avec son enfant, des écoliers montent dans le minibus qui les ramène chez eux. Aucun des hommes assis devant une petite boutique voisine de l’école ne tourne le regard vers le lieu des frappes. « Cela fait si longtemps, nous nous sommes habitués » ; « c’est loin » ; « les temps ont été bien plus difficiles, aujourd’hui ce n’est rien », nous confieront les Syriens croisés au cours de ce séjour d’une semaine à Damas.
Les bruits d’artillerie, isolés mais quotidiens, proviennent de la Ghouta orientale, une vaste enclave rebelle en lisière de la capitale syrienne, mais plus personne ne s’en inquiète vraiment. Porte d’entrée, le quartier de Jobar, dont le contrôle reste disputé entre le régime et les combattants anti-Assad, se trouve à moins d’un kilomètre des faubourgs est de la vieille ville. Les frappes des forces progouvernementales et les combats ont baissé d’intensité depuis qu’un processus de « désescalade » a été mis en place en juillet par la Russie, dans la Ghouta orientale. La trêve exclut les djihadistes de l’ex-Front Al-Nosra, lié à Al-Qaida. En septembre, un regain de violence a été enregistré dans cette zone, l’un des derniers fiefs rebelles de la région.
Les habitants sont conscients de leur « chance »
Si les tirs d’obus sur la ville sont moins fréquents, la menace demeure bien présente. A plusieurs reprises, durant notre séjour, plusieurs s’abattront sur des secteurs sous contrôle loyaliste. Un matin, un quotidien gouvernemental annonce un mort et plusieurs blessés dans le quartier de Douela, en attribuant les tirs aux « terroristes » de la Ghouta orientale. Si ces tirs entretiennent un sentiment de vulnérabilité chez les Damascènes, leur peur n’a rien à voir avec celle qu’ils ont connue dans les années 2013-2015, lorsqu’ils pouvaient à tout moment périr sous un obus de mortier. Damas se sent-elle encore une ville en guerre ? « C’est plutôt la capitale d’un pays en guerre », juge Abou Qassem, un commerçant loyaliste.
Les habitants ont conscience de leur « chance » par rapport à ceux d’Homs ou d’Alep, meurtries par les combats. Mais, derrière la normalité apparente du trafic automobile et des magasins ouverts, le conflit demeure omniprésent, que ce soit au travers du fracas intermittent des explosions, ou des barrages militaires. « Ils sont bien moins nombreux », souligne pourtant un habitant, en décrivant les embouteillages de l’année passée. Des checkpoints quadrillent toujours les abords de la capitale, ses principaux axes, ainsi que les entrées des divers quartiers.
Des photos du président Bachar Al-Assad, en civil ou en tenue militaire, les mêmes que celles qui ornent les commerces, y sont affichées, parfois aussi des posters glorifiant l’armée. Un chauffeur de taxi se lamente de l’attente causée par le contrôle des papiers d’identité ou des véhicules ; il essaie d’emprunter la « file militaire » avant de se faire éjecter par un garde. En quelques jours, le rituel devient vite familier : deux coups secs donnés par l’homme en uniforme sur le coffre de la voiture ; après inspection, c’est le feu vert pour reprendre la route.
Une amélioration de la sécurité
A l’un de ces barrages, près de l’enclave de la Ghouta, deux pick-up chargés de combattants en treillis passent en trombe. Sur un mur, on peut lire ce slogan sans équivoque : « Assad ou personne ». En longeant les abords de Jobar se dressent bientôt des immeubles éventrés, aux façades noircies par les flammes, un infime indice du niveau de destruction à l’intérieur de la zone insurgée, pilonnée depuis des années par les aviations syrienne et russe. Les récits des nombreux déplacés ayant fui le secteur viennent rappeler la violence des combats. S’ils ne sont plus retournés sur place, ils ont appris, d’une manière ou d’une autre, que leur maison était désormais à terre. Mais c’est une réalité parallèle, un autre monde, à la fois proche et lointain. Collé à Jobar, un marché aux légumes continue de fonctionner côté loyaliste.
Damas a changé. Des places ont été rabotées, des rues interdites, des rangées de blocs de béton entourent ministères et administrations militaires. Il faut dire que plusieurs attentats majeurs ont secoué la ville depuis 2011. Le dernier en date, le 11 octobre, a fait deux morts et six blessés selon un bilan officiel : trois kamikazes ont tenté d’assaillir le quartier général du commandement de la police. Pris sous le feu des gardes en faction, ils se sont fait exploser avant de pénétrer dans le bâtiment.
Quelques jours plus tôt, le 2 octobre, un autre attentat avait visé un commissariat de police du quartier de Midane, faisant au moins dix-sept morts, en majorité des membres des services de sécurité. L’attaque a été revendiquée par l’organisation Etat islamique, encore présente à Yarmouk, un faubourg occupé autrefois par un camp palestinien. Au pic du conflit, il y avait même des enlèvements en ville. « Mais la sécurité s’est améliorée », assure-t-on avec soulagement, comme pour conjurer le passé.
Les Damascènes parlent bien plus volontiers, et plus spontanément, de leurs difficultés quotidiennes à joindre les deux bouts. Le salaire mensuel moyen tourne autour de 30 000 livres syriennes (environ 49 euros). Le coût des logements a bondi. Celui des transports aussi. Côté nourriture, tout a décuplé. « Chaque classe sociale est descendue d’un étage, constate un employé d’une association caritative du quartier de Midane. La classe moyenne s’est appauvrie, et les pauvres sont encore plus pauvres. » Il note toutefois un léger mieux : son association a suspendu, à la fin de l’été, l’aide d’urgence, qui consistait à distribuer des repas aux indigents.
80 % des Syriens sous le seuil de pauvreté selon l’ONU
Situé dans le sud de Damas, Midane est connu pour les pâtisseries orientales de sa rue commerçante. Classes moyenne et populaire se côtoient dans cette partie de la ville où les maisons sont basses, et les mosquées d’époque mamelouke ou ottomane. Le soir, dans une odeur de fleur d’oranger et de sucre, les gourmands y dégustent des gâteaux. Mais les commerçants se plaignent : d’après eux, les affaires tournent au ralenti. Pour beaucoup de Syriens, la vie demeure un combat, un défi au jour le jour qui oblige à se contenter du minimum. « Avant la crise, chaque famille de Midane pouvait se permettre 2 kilos de viande par semaine. Par les temps qui courent, c’est bien si un foyer parvient à acheter un kilo par mois », résume l’employé humanitaire.
Selon l’ONU, plus de 80 % des Syriens vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, contre 28 % avant le conflit. Samira Badawiyé, 53 ans, en fait partie. La maison dans laquelle elle vit, près d’un marché aux légumes, surprend par son état de délabrement. Elle a pourtant dû avoir du cachet, cette demeure ancienne… Ses vitres sont cassées, ses murs décrépis, l’ensemble semble pouvoir s’effondrer à tout moment. Au premier étage, du linge pend aux fenêtres. C’est là que vit cette mère de quatre enfants. Elle a fini par trouver refuge dans cet appartement qui appartenait à ses parents.
En juillet 2012, ce mois où la rébellion a semblé sur le point de percer vers le centre de la capitale, elle s’était enfuie du quartier de Yarmouk, théâtre de violents affrontements. « J’ai passé une année à avoir peur la nuit pour mes enfants, raconte-t-elle. Il y avait des bombardements sur les quartiers voisins. A l’été 2012, on entendait que l’Armée [syrienne]libre allait attaquer. Daech [l’acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] n’existait pas encore. » Le groupe djihadiste, qui s’est emparé de la majorité du camp de Yarmouk en 2015, y est toujours présent, et Samira Badawiyé ne veut plus y remettre les pieds. Tout cela, pour elle, c’est du passé : « Les gens disent que tout le quartier où l’on vivait a été détruit. »
Abandonnée par son mari au début de la guerre, elle tente de survivre en s’endettant et rembourse ses dettes avec ce que gagne son fils de 19 ans, tailleur occasionnel. Il a quitté l’école et, même si la paix venait demain, il ne reprendrait pas les cours. « Il est le seul homme, insiste Samira. Il faut bien qu’on vive. » A la dernière rentrée scolaire, elle a hésité à inscrire ses deux cadettes, faute d’argent pour les fournitures. « Et puis je me suis dit : peut-être qu’elles deviendront fonctionnaires plus tard. Alors, je les ai tout de même inscrites. »
Malgré le dénuement dans lequel elle survit, Samira s’efforce de bien recevoir ses hôtes. Elle prépare un café en louant la générosité de ses voisins. Dans le salon, un baby case est posé par terre, celui de sa petite-fille, née voici quelques mois, qui dort à poings fermés. Le mari de sa fille aînée est soldat démineur, il a droit chaque mois à une permission de trois jours. « Il a déjà été blessé cinq fois », se désole-t-elle. Aux dernières nouvelles, il a été envoyé sur le front d’Idlib, dans le nord du pays, où les armes continuent de se déchaîner.
La société est composée de très riches et de très pauvres
Dans la rue, près d’étals de tomates, d’aubergines ou de gombos, Mayada Ayoub, 47 ans, décrit, elle aussi, un quotidien de privations. A l’entendre, la société est « désormais composée de très riches et de pauvres ». Elle-même s’en sort grâce à l’argent envoyé par ses deux filles parties en Allemagne, l’une avant la guerre, l’autre après. Son mari, combattant d’une faction palestinienne à Yarmouk, est décédé. Mayada Ayoub met un point d’honneur à aider également sa nièce, malade, et ses neveux, pour les dépenses scolaires et sanitaires. Dans un sachet, elle montre des médicaments achetés à la pharmacie. « Ils viennent d’Iran, confie-t-elle, on m’a dit que c’était bien, et pas trop cher. » Derrière son comptoir, Loubna, la pharmacienne, confirme : « J’ai tout un rayon de médicaments en provenance d’Iran, dont les psychotropes et les antidouleurs. On continue à vendre de tout, mais il y a une hausse des tranquillisants et des somnifères. »
Avant le conflit, la Syrie disposait d’une importante industrie pharmaceutique. Depuis, de nombreuses usines ont été détruites ou endommagées, et la production entravée par les difficultés à importer les matières premières, en raison des sanctions américaines et européennes sur les transferts financiers. Les Syriens ont dû composer avec les pénuries de médicaments. Ceux de fabrication occidentale restent chers. D’autres, trafiqués en contrebande, sont dangereux.
Qu’ils défendent le pouvoir ou le critiquent, la plupart des interlocuteurs déplorent ces sanctions. Censées punir le régime, pour sa répression des manifestations des premiers mois de la révolte en 2011, et affaiblir le pouvoir, elles ont surtout nui à la population, première victime de l’inflation et des pénuries. C’est aussi le point de vue de plusieurs organisations humanitaires internationales présentes en Syrie. D’autant que les profiteurs de guerre ont réalisé, eux, de juteux bénéfices grâce à la contrebande et au marché noir.
Sur les étagères de la pharmacie de Loubna, on trouve aussi des boîtes de lait pour enfants, ainsi que des paquets de couches fabriquées en Syrie. Des produits déjà coûteux en temps ordinaire. Loubna connaît des mères obligées de diminuer la quantité de lait donnée aux enfants, ou de le remplacer par du riz et de l’eau. Certains parents, pour faire face aux difficultés économiques, multiplient les métiers. Ainsi, de nombreux chauffeurs de taxi travaillent en pantalon de treillis : ce sont des soldats qui profitent des périodes de permission pour gagner un peu d’argent. « La solde n’est pas assez bonne, il faut bien que je fasse vivre ma famille », explique l’un d’eux. Lorsqu’il n’est pas au volant de son vieux taxi jaune, il se bat dans la région de Palmyre.
Une reprise économique attendue
D’un bout à l’autre de Damas, la guerre a fait voler en éclats les habitudes. Elle a tout envahi, même les squares : dans les boutiques de jouets, au milieu des ballons et des poupées, on vend des panoplies en plastique avec arme, gilet pare-balles et casque. « La vie continue », vous répète-t-on, mais l’incertitude du lendemain est devenue le lot commun, et il faut apprendre à faire comme si… « On vient au bureau d’un pas affairé, témoigne un entrepreneur, comme si on était débordés, alors qu’on ne travaille peut-être qu’une heure ou deux. Mais on en a besoin, pas seulement financièrement, mais pour continuer, pour le moral. » L’une de ses usines, dans les environs de Damas, est en ruine. Prudent, il dit sentir venir, depuis la reprise des quartiers rebelles d’Alep par les forces progouvernementales, en décembre 2016, le « début de la fin [de la guerre] ».
Mohammed Ghassan Al-Qallaa, président de la chambre de commerce de Damas et responsable de la fédération des chambres de commerce syriennes, ne donne pas de chiffres sur les dégâts subis par son secteur. Il s’en tient à des généralités, soulignant à quel point toute l’activité économique a été touchée. « Les régions industrielles ont été bombardées, des usines vendues en pièces détachées. » Commerçants et industriels ont également souffert des sanctions.« Mais les Syriens sont inventifs, ajoute-t-il. On trouve tout sur le marché. Prenez l’électroménager, ça se faisait déjà avant la crise, mais la pratique a augmenté : on importe les moteurs et on fabrique sur place. »
La « crise » est l’un des mots qu’il utilise, au même titre que les « événements », pour décrire la situation du pays depuis 2011. M. Al-Qallaa énumère les difficultés : la production de blé qui, avant-guerre, garantissait à la fois l’autosuffisance et les exportations, a été divisée par quatre ; les entrepreneurs contraints de mettre la clé sous la porte ; les industriels partis après la destruction de leur usine… En fouillant dans le passé, il cherche des raisons de croire à la renaissance de la Syrie : « Durant la première guerre mondiale, il y a eu un flux d’émigration vers les Amériques. Le pays a continué. »
Les décideurs se sont réjouis de la tenue de la Foire internationale de Damas cet été. Une première depuis six ans. L’événement, présenté comme un signe du retour à la normale, a attiré des visiteurs étrangers : Russes, Chinois, Indiens, Egyptiens. Il faut y voir un frémissement, mais pas encore la fin de la guerre. « Il faudra quelques années pour que les opérations militaires se terminent. Puis la vie économique reprendra, et même mieux qu’avant », veut croire M. Al-Qallaa. Les profiteurs de guerre, enrichis grâce à toutes sortes de trafics, figureront alors en bonne place de cette reprise. Qui sont-ils ? Des « privilégiés », des « nouveaux riches », dit-on, sans avancer de nom, en affirmant volontiers que « tout le monde les connaît ». « Le plus important pour l’économie, ce n’est pas la source de l’argent, mais le fait qu’il ne reste pas dans des coffres et circule », dit M. Al-Qallaa.
A quelques rues de là, Sonia Khandji Cachecho, chef d’entreprise et membre du conseil d’administration de la chambre de commerce de Damas, ne cache pas son émotion lorsque nous la rencontrons, dans son bureau en rez-de-chaussée. L’une de ses proches a été tuée par une roquette aux abords de la Foire internationale. Tout en exprimant sans détour son dégoût pour ceux qui se sont enrichis sur le dos des autres, elle se veut pragmatique : « C’est le lot de toute guerre »,assure-t-elle. Le sort subi par certains professionnels la met en colère : « Les petits entrepreneurs se sont appauvris, ils sont sortis du jeu, ont choisi l’exil, non pas pour des raisons politiques, mais parce qu’ils ne possèdent plus rien, parce qu’on leur a tout détruit. Leurs espoirs, leurs possessions, leur histoire familiale. » Si l’idée de partir lui a traversé l’esprit, elle a fini par l’écarter. « Il reste une vie solidaire ici, malgré toute cette guerre qui a détruit beaucoup de l’âme des Syriens. »
Des jeunes dandys en terrasse
Le soir, l’animation ne faiblit pas dans le quartier d’Al-Hboubi. Le long d’un axe commercial, les passants flânent devant les vitrines de boutiques d’habillement. Dans d’autres rues alentour, les volets de petits immeubles aux entrées fleuries de bougainvilliers et de jasmins, restent fermés. Aucune lumière n’en filtre. Leurs habitants ont-ils quitté les lieux ? Damas est devenu le carrefour d’un vaste chassé-croisé, entre exilés (5 millions de Syriens ont fui le pays) et déplacés (6 millions sur l’ensemble du pays).
De jeunes dandys se retrouvent sur une place, des filles rient en les dévisageant. Les terrasses des cafés branchés sont bondées, on fume le narguilé, on boit du café. Un 4 × 4 rutilant freine devant l’un de ces endroits à la mode, inaccessibles pour une majorité de Syriens. Un chauffeur en pantalon de treillis en descend pour ouvrir la porte aux passagers. Qui sont-ils ? Que leur vaut ce privilège ? La clientèle s’anime alors que les écrans transmettent un match de football. Autant de moments volés à la morosité et à la dévastation. Une affiche célèbre les « Aigles de Qassioun », l’équipe nationale, qui a finalement raté de peu la qualification pour le Mondial de 2018.
Au restaurant Naranj, table réputée de la vieille ville, deux enfants s’installent sur la terrasse pour épier la noce dans la douceur du soir : la mariée, une couronne posée sur ses longs cheveux, danse entourée des invités, au rythme d’une musique enivrante. Autrefois, ce restaurant était l’une des adresses favorites de Bachar Al-Assad. Malgré la guerre, l’endroit n’a jamais fermé ses portes. « Au plus fort de la crise, les mariages se faisaient dans l’après-midi », se souvient le père Youssef, chargé d’enregistrer les mariages au patriarcat orthodoxe. « Depuis quelques mois, nous accueillons plus de mariages ou d’anniversaires, confirme Mirna Meda, gérante d’un hôtel voisin, le Beit Zaman. Les gens ont envie de vivre des moments de joie. »
L’établissement, lui aussi, est toujours resté ouvert. Les touristes d’avant la guerre ont été remplacés par des journalistes, des employés d’ONG… « On a pesé le pour et le contre, se souvient la gérante. Et puis on a décidé de continuer. C’était une manière de garder espoir et de résister. » Peu importe que des employés soient partis, que sa fille ait émigré en Allemagne… Mirna Meda est restée avec son fils. A ses heures libres, elle photographie pour son aînée les rues de Damas. Quand les bombardements font trembler les vitres qui donnent sur le patio de l’hôtel, elle ne s’en émeut même pas. Sa conviction est faite : si la bataille de la Ghouta orientale finit, « la vie sera plus facile : plus de travail, moins de barrages, la peur qui s’éloigne ».
Des futures mariées au souk de la soie
A l’autre extrémité de la vieille ville, au souk de la soie, une robe de mariée est présentée sur un mannequin à l’entrée d’une impasse. « On vit dans la crise et dans la guerre, mais malgré cela, tout continue. C’est le génie syrien : la capacité d’adaptation », assure le vendeur, Mohamed Ghanem Geha. Dans sa vie d’avant, M. Geha travaillait en Libye. Il a quitté ce pays en 2011, quand une partie la population a commencé à se soulever contre le régime du colonel Kadhafi, puis il s’est lancé dans la mécanique auto, à Jobar. Ensuite, il a fui les combats pour se rendre en zone loyaliste et changer de métier. Le voici maintenant qui montre des modèles de robes blanches pour les mariées, ou de couleur pour les fiancées. Les tenues sont à vendre, ou à louer si l’argent manque. Il arrive à M. Geha d’habiller des jeunes femmes qui célèbrent leurs noces seules avec les deux familles, avant de rejoindre leur mari à l’étranger.
« Avant la guerre les mariages réunissaient les familles pendant trois ou quatre jours. Maintenant, chacun est dans sa région, c’est impossible »
Doha
« C’est une chance de se marier, car il n’y a pas de travail et beaucoup d’hommes manquent », assure Riham, sidérée par les prix de la lingerie et des chaussures à talon. Cette jeune fille de 20 ans fait les magasins avec sa mère. Elles ont prévu de louer une salle pour le mariage. Plus loin, une autre cliente, une étudiante de 23 ans prénommée Doha, compte les jours avant son propre mariage, organisé à Jaramana, une banlieue de la capitale. En attendant, trois femmes voilées l’accompagnent pour choisir sa robe : sa mère, sa belle-mère et une tante. Toutes trois contemplent les modèles présentés par le vendeur.
Doha aurait aimé acheter une robe rien qu’à elle, du genre unique, « que personne d’autre n’a portée et que personne d’autre ne portera jamais ». Mais sa famille n’a pas les moyens de la lui offrir, il faudra donc la louer. En tout, les deux familles débourseront 900 000 livres syriennes (1 500 euros) pour cette cérémonie, soit trente fois le salaire moyen. Et encore, avoue la belle-mère, la liste des invités a été restreinte aux intimes. « Avant la guerre, explique-t-elle, les mariages réunissaient les familles pendant trois ou quatre jours. Maintenant, chacun est dans sa région, c’est impossible de penser organiser de telles festivités. » La cérémonie sera tout de même filmée pour être partagée avec les proches en exil. « Ce sera un moment de joie et de souvenir, dit-elle. Dans chaque maison, il y a des émigrés, des disparus ou des morts. » C’est ainsi : à Damas, les fantômes des absents s’invitent partout, même aux mariages des vivants.