Patrimoine en péril*

Nous signalons la parution de différents articles dans la presse internationale (en langue anglaise) sur les
conséquences désastreuses du conflit en cours sur le patrimoine syrien :

Art et Culture Syrien : Voyageurs français en Syrie

Après avoir évoqué le 3 avril 1990 (1) l’espace francophone en Syrie, issu de ces relations séculaires avec la France, c’est avec Yves Rannou, aujourd’hui décédé, et qui avait au cours d’un séjour professionnel de deux ans en 1970-1971 à Damas, réalisé de nombreuses photographies, que nous présentâmes (1) le 13 octobre 1992 un montage de diapositives intitulé “Syrie d’hier, Syrie éternelle”, illustré de comptes-rendus de divers voyageurs au cours des siècles. C’est en pensant à lui, qu’à la demande de M. Ali Ibrahim, j’ai repris un certain nombre de textes significatifs de l’intérêt que des voyageurs, souvent esthètes ou écrivains, venus de France, avaient porté aux sites syriens. D’ailleurs, la belle exposition au Petit Palais, en 1984, et celle de l’Institut du Monde Arabe (septembre 1993 – juin 1994) drainèrent un public passionné pour un pays, dont la culture aura été universelle.

 Comme on a parlé d’égyptomania, on peut parler de syromania. De tout temps, la Syrie avait été parcourue pour des raisons religieuses (pèlerinage), pour une formation intellectuelle, pour un véritable retour aux sources, que ce soit dans les villes prestigieuses, Alep, Damas, les grands sites antiques, Palmyre, ou les cités commerciales (le tabac parfumé de Lattaquieh).
Initié par Chateaubriand (“j’ai eu le très petit mérite d’ouvrir la carrière et le très grand plaisir de voir qu’elle a été suivie après moi ”), le “Voyage en Orient” sera particulièrement effectué à l‘époque romantique, où les ruines de Palmyre, révélées par Volney, joueront un rôle non négligeable. Napoléon, dans son “Mémorial de Sainte-Hélène” s’écriera: “Il n’y a plus qu’en Orient qu’on puisse faire quelque chose» ; Lamartine, admirateur de Damas, confirmera : “L’Orient, je l’aime comme le pays natal de mon imagination”. Et même ceux qui n’y auront pas été en seront influencés ; Omar Chakhachiro (2) rappelle ces vers de Victor Hugo :

“Alep dont l’immense murmure Semble au pâtre lointain le bruit d’un océan”

(La Fée et la Péri)

(1) au Centre Culturel Syrien
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I – MOYEN AGE

Nonne du IV siècle, de Galicie, Egérie est la première femme écrivain de langue latine à avoir tenu un journal de voyage (2) ; elle se rendit vers 385 en Egypte (Mont Sinaï), en Terre Sainte, en Syrie et en Cappadoce, en pèlerinage. Elle avait été .précédée d’un pèlerin anonyme de Bordeaux, comme le signale Pierre Maraval (2), qui en 333, avait dressé un itinéraire complet des étapes de Bordeaux à Jérusalem.

Les Croisades rapprocheront, et parfois opposeront, occidentaux et syriens, mais Usama Ibn Munqidh (2), seigneur de Chaïzar, près d’Apamée, aura montré les aspects positifs de la cohabitation.

En 1332, comme le rappelle Gérard Degeorge (2), un religieux dominicain, le Père Guillaume de Boldensele, décrit Damas en termes élogieux : “la cité de Damas, délectable, arrosée, peuplée est très belle et très riche, abondante en marchandises “épices, pierres précieuses, soies”. Trois ans plus tard, Jacques de Vérone le confirme : “de l’Assyrie, de l’Inde, arrivent une infinité de chameaux portant du poivre, du gingembre, de la cinnamome et d’autres épices en grande quantité”. il déclare aussi la supériorité architecturale de la mosquée des Ommeyyades sur toutes les églises d’Italie.

Un siècle plus tard, poursuit Gérard Degeorge (2), en 1432, Bertrandon de la Broquière rapporte qu’un grand nombre de commerçants européens résident à Damas, et parmi eux des Vénitiens, Génois, Florentins, Catalans et parmi les Français un certain Jacques Cœur, qui deviendra le ministre des finances de Charles VIT, et ornementera son palais de Bourges de souvenirs architecturaux damascènes, tandis que ses navires rapportaient draps d’or et de soie de Damas en France.

II – XVIIème et XVIIIème SIECLES

Au XVTIe siècle, le Chevalier d’Arvieux (2), consul de France à Alep de 1679 à 1686, dresse la carte de cette ville en 1683, et il aura été l’informateur de Molière sur les coutumes “turques”, que ce dernier évoquera dans “Le Bourgeois Gentilhomme». Les “Lettres Edifiantes” (2), des Pères Jésuites constituent une somme d’informations sur la Syrie de l’époque; ainsi le Père Gurynant décrit les Damasquains comme “naturellement fiers, ennemis de toute domination un peu dure”.

 

En 1752, le Sieur d’Anville, premier géographe du roi, devait dresser la carte de la région sous le libellé “Carte de la Phénicie (c.a.d. “Liban”) et des environs de Damas”, montrant ainsi l’intérêt de la Cour de France pour la Syrie. En 1764, c’est le baron de Tott, gentilhomme hongrois et informateur de la Cour, qui débarque à Lattaquieh, vante la qualité du tabac noir brûlé, très recherché en Europe. Quelques années plus tard, le peintre Cassas se rend à Palmyre dont il publiera les monuments dans son “Voyage pittoresque de Syrie” (2), ce sont ces dessins qui inspireront Volney (2), et ses “Considérations sur les ruines” qui vont tellement influencer l’époque romantique. Un autre Français, à la même période, l’Abbé Barthélémy, déchiffrera les inscriptions de ce site célèbre.

Volney, en 1783, s’installe dans un couvent du Nord-Liban pour apprendre “la langue, les coutumes ”, car ces conditions manquent souvent aux voyageurs. Il remarque que la France est la nation européenne qui fait le plus grand commerce avec la Syrie, exportant ses draps du Languedoc, ses indigos et son café des Antilles, très apprécié sur les rives du Barada.

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Volney se verra confier également une enquête en Egypte, en 1785, pour examiner le projet de Tort de conquérir ce pays ; son ouvrage deviendra le livre de chevet du Général Bonaparte, et l’on connaît la suite.

III – XIXème SIECLE

C’est naturellement au XIXe siècle que les récits publiés de voyageurs deviendront très populaires ; sur les 200 qui ont atteint une certaine notoriété, nous en citerons treize à titre d’exemple.

Tout d’abord, un cousin de Jean-Jacques Rousseau, Jean-Baptiste Louis Rousseau, Consul de France à Basrah, se rend en caravane, dans des conditions très éprouvantes de Mossoul à Alep, et nous livre une analyse du commerce français au Levant (2), qu’il évalue à quatre millions de francs de l’époque (à multiplier par 30 pour avoir l’équivalent aujourd’hui) ; ce sont des “draps du Languedoc, des bonnets et burnous (sic) d’Orléans, des soieries, des drogueries et des quincailleries”. En 1822, Alep est presque entièrement détruite par un violent séisme qui fait perdre à la ville les trois quarts de ses 200 000 habitants et met à bas les cent mosquées, cinquante chapelles de tous rites, cent dix cafés et quarante bazars. Mais la prospérité va revenir et Michaud et Poujoulat (2) vantent, en 1830, “les bains publics de Damas qui surpassent en commodité et en élégance ceux de Smyrne et de Constantinople; les cafés et les jardins sont la poésie de Damas …. Damas a cent vingt-deux cafés, les plus fréquentés sont le café des Roses, celui du fleuve et celui de la Porte du Salut”.

C’est Lamartine (2) qui déclarera : “Si j’étais maître de choisir mon séjour, j’habiterais le pied du Liban ou Lattakié pendant le printemps et l’automne”. Pour Damas, le poète a une grande admiration : “C’est une de ces villes écrites par le doigt de Dieu sur terre, une capitale prédestinée comme Constantinople. Tant que la terre portera des Empires, Damas sera une grande ville”. C’est que l’écrivain réside suffisamment de temps pour apprécier les demeures damascènes, d’extérieur modeste mais somptueuses à l’intérieur : “Les douces heures passées à causer le soir à la lueur de sa lampe, au bruit du jet d’eau dans la cour, sont restées dans ma mémoire et dans mon cœur comme un des plus délicieux repos de mes voyages”. Ainsi “les parois sont revêtues de stuc et peintes en arabesques de mille couleurs et souvent avec des moulures d’or extrêmement chargées”. L’hôte de Lamartine à Damas est un Français, Monsieur Beaudin, qui deviendra notre consul ; il dispose d’un magasin depuis 1824 au Khan Assad Pacha, ainsi décrit, non sans peut-être un grand lyrisme : “C’est une immense coupole dont la voûte hardie rappelle celle de Saint-Pierre à Rome”. Le coût de la vie n’y est pas élevé ; on peut s’y nourrir parfaitement pour 2 piastres par jour (50 centimes de l’époque), et vivre un an avec trois ou quatre cents francs de revenu annuel (soit 10 000 F de nos jours !). Lamartine achète trois coffres de cèdre peints en rouge avec des ornements dessinés en clous d’or, des selles, des harnais, des ballots de café de Moka et un cheval de 3 ans qu’il appelle “Tadmor”, pour évoquer Palmyre, où il n’aura pas pu se rendre pour des raisons de sécurité. Quant aux dames qu’il trouve “toutes belles et aussi aimables que belles”, il laisse une description de leur habillement : “des festons de pièces d’or et des rangées de perles sont mêlées à leurs longues nattes ; la tête est coiffée d’une petite calotte d’or ciselé. Elles portent une veste en soie brochée d’argent ou d’or, un large pantalon blanc descendant à plis jusqu’à la cheville et une longue robe de soie d’une couleur éclatante”.

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Avec Baptistin Poujoulat (2), en 1841, c’est la première mention des “dix bateaux à vapeur français qui sillonnent depuis un an les flots de la Méditerranée et sont comme un pont jeté entre Toulon, Marseille, Constantinople et Alexandrette”. Le voyageur se rend à Hama, l’ancienne Epiphania “charmante ville assise au penchant de deux collines, formant une large vallée, toute plantée de beaux arbres fruitiers … quatre ponts joignent les deux parties de la cité … Les machines hydrauliques font un bruit d’enfer en tournant … ces immenses roues, ces longs aqueducs, ces eaux perpétuellement agitées, les kiosques de Hama, mêlés aux grenadiers à la fleur écarlate produisent des paysages délicieux et pleins d’originalité”. L’écrivain se rend aussi à Palmyre : “Du haut du monument, on a sous les yeux … la magnifique colonnade qui vaut, à elle seule, la peine qu’on fasse le voyage … Couché sur le sable, la tête appuyée sur un tronçon de colonne, je prêtais l’oreille aux longs frémissements des branches de palmier … puis je croyais entendre des voix perdues dans l‘espace, des accents inconnus, des soupirs, des plaintes, des gémissements mystérieux”. Le Romantisme était toujours présent !

En 1844, M. Quétin publie un “Guide en Orient”, itinéraire scientifique, artistique, pittoresque (2) où il rappelle l’importance d’une bonne santé dans ces voyages ; à cette condition : “le voyageur commencera une existence nouvelle, simple et nomade, plus délicieuse que celle qu’il a menée dans les cités de l’Europe”.

 Le Baron Taylor publiera sous l’anagramme de “R. P. Laorty-Hadji” un récit de voyage (2) en Syrie, où il décrit lui aussi le khan Assad Pacha : “Cet édifice est d’une étendue considérable et surmonté d’une énorme voûte ; sa forme extérieure rappelle un peu la Halle aux Blés de Paris. A l’intérieur, il est bordé de galeries où se trouvent distribués systématiquement des échoppes, des cafés, des magasins, des boutiques étalant aux yeux les trésors de tous les pays … Au centre du khan est un magnifique jet d’eau dont la gerbe, retombant dans un grand bassin de marbre, entretient dans le voisinage une agréable fraîcheur”.
En 1857, l’Emir Abdelqader et trois cents compagnons algériens s’installent à Damas, où lui- même est reçu, fêté et acclamé par la population syrienne ; il s’installe dans le quartier alors résidentiel de El Amara sur le Barada, et tout près de la mosquée des Ommeyyades, où il assurera lui-même un cours de théologie. Dorénavant, les Français se rendant en Syrie ne manqueront pas de solliciter une audience du grand expatrié, surtout après les événements de 1860, où il joua un rôle si courageux et si salvateur.
En 1858, Fernand Schickler (2), de passage à Damas, assiste à une noce, dont il rendra compte dans “l’Illustration” du 4 décembre : “ Quand on a traversé de nuit les rues de Damas et suivi leurs longs et obscurs méandres, on est fort aise d’arriver. Déjà de l’extérieur on entend la musique, et les hôtes s’avancent pour nous recevoir … les chants recommencent, mais l’air a varié, c’est celui de la Marseillaise, de la Parisienne, qu’on entonne à notre intention. La musique continue avec une verve toujours renaissante : elle se compose d’un violon arabe, d’une cithare qu’on touche comme un piano, d’un tambourin et de deux chanteurs”. Les femmes voyageuses ont un regard plus incisif car elles fréquentent les femmes, ayant accès aux haramliks et aux hammams, et elles se rendent compte de l’importance des femmes, non visibles, mais présentes, et souvent influentes. La Princesse de Belgiojoso (2) est l’une d’entre elles ; elle constate tout d’abord : “La Syrie que j’ai visitée ne ressemble guère à la Syrie que j’avais vue dans les livres ”. D’autre part, la maladie de sa fille lui impose d’estiver à Bloudane “centre d’une société nombreuse, élégante et choisie,” mais qui vivait

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dans une grande spartialité : “Mon logement à Bloudane était tout simplement une pièce de terre sur laquelle on m’autorisait à déployer mes tentes. Ce terrain, coupé dans la longueur par une haie, formait comme deux appartements disposés en prairies”. Les logements à Bloudane sont aujourd’hui plus confortables mais moins bucoliques !

En 1861, le diplomate Melchior de Voguë (2) se sent une vocation d’archéologue; cela lui vient du fait qu’il prétend revenir chez ses ancêtres, tant la Syrie a joué un rôle dans la culture occidentale : “Ce ne sont pas des habitants que je trouvais, mais mes grands-parents”, clame-t-il avec enthousiasme. Complétant les recherches de Renan, de Voguë va s’intéresser à l’archéologie chrétienne, d’abord, près de Qanawat, à Bosra, à Ezra, puis dans les cent cinquante villages en ruines de l’époque chrétienne (IVème – VIIème siècles) du territoire situé entre Antioche, Alep et Apamée. Plus tard, on lui donnera le nom de “région des villes mortes”, et de Voguë aura montré les emprunts par l’Occident, plusieurs siècles plus tard, du style architectural local que l’oïl connaîtra sous l’appellation “romane”. M. Georges Tate, notamment, a beaucoup fouillé dans cette partie de la Syrie.
Ernest Renan (2), installé à Byblos, se rend à Damas en 1865 en diligence (112 km de route dont 81 en montagne) ; il rend visite à l’Emir Abdelqader, qui se rendra en France cette année-là, et refait le périple que Saint-Paul avait dû effectuer en arrivant à Damas par le Maïdan et les faubourgs Sud de la ville. Il visitera Lattaquieh, Antioche et Alexandrette, et ses souvenirs apparaîtront dans les « Origines du Christianisme ».
Xavier Marmier (2) qui accompagna Flaubert, en Egypte et au Liban, décrit la Syrie dans un ouvrage réservé à la jeunesse; il y décrit la route de Palmyre : “sept jours d’une marche fatigante”, et l’arrivée dans l’oasis : “il est impossible d’exprimer ce que l’âme éprouve devant un pareil spectacle. Ces ruines sont d’une rare beauté et supérieures à toutes celles que renferme la Grèce ou l’Italie”.
En 1875, Jean-Auguste Bost (2) visite à Damas « un café baignant (sic). Nous sommes assis sur un divan ; nous contemplons les baigneurs dont les uns reposent tranquillement dans leurs cuves, d’autres se savonnent et sont couverts d’une mousse écumante … On nous apporte du café et des narguilehs ». Notre voyageur trouve “facile de s’orienter dans Damas une fois que l’on s’est assuré quelques points de repère. La ville forme une espèce d’ovale, partagé dans sa plus grande longueur, mais en deux parties inégales, par la Rue Droite qui, malgré des incendies, des tremblements de terre et des dévastations, n’a jamais cessé de justifier son nom et a toujours conservé son identité”. Bost nous a laissé une bonne description de la mosquée des Ommeyyades qui, depuis peu, était ouverte aux touristes étrangers.
Le Docteur Lortet (2) nous donne une description vivante des souqs, et cette scène pourrait se passer encore aujourd’hui, car elle nous montre les clientes éventuelles : “Ce qu’elles peuvent passer d’heures devant ces petites boutiques, regardant, touchant, palpant, discutant, marchandant pour économiser quelques paras, est chose incroyable. Elles ont l’habitude, comme le font aussi nos aimables compatriotes, de bouleverser des magasins entiers, et de faire déplier sous leurs yeux toutes les étoffes d’un malheureux marchand, avec l’idée parfaitement arrêtée de ne rien acheter. C’est une manière de se distraire, de passer le temps, et d’échapper quelques instants à la tristesse de leur vie intérieure, à la tyrannie du harem”.

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Charles Lallemand (2) décrit, lui, l’élément masculin, propre à s’amuser : “A côté de ces bourgeois paisibles, Damas compte un assez joli lot de jeunes viveurs, chrétiens aussi bien que musulmans. Cette jeunesse dorée préfère à ces jardins, trop bien fréquentés selon eux, de vulgaires débits de boissons ; pourvu qu’il y ait à côté de tous petits jardins avec un bassin, une vasque et un jet d’eau. Ils peuvent, dans ces endroits cachés, se griser à l’aise. Le maître de l’établissement, le hammardji, s’empresse d’apporter à d’aussi bons clients des chaises basses et une table sur laquelle il leur fait servir de l’araki de Souk-Mikaël (dans le Liban), avec accompagnement de la meza, c’est-à-dire d’un plateau chargé de toutes sortes de hors-d’œuvres et de petits concombres verts, qu’il convient d’absorber après chaque verre d’araki. La coutume des jeunes viveurs veut aussi que la consommation soit “renouvelée” jusqu’à complet échauffement des têtes. Le phénomène d’exaltation alcoolique s’accentue encore à l’arrivée de musiciens et de chanteurs : et bientôt, lorsqu’ils sont à l’état … complet, les jeunes viveurs se mettent à tout briser, chaises, verres et bouteilles. Ces muscadins de Damas se croiraient déshonorés, si la bombance ne se terminait pas par une casse générale. Il est même un jour, le jeudi gras, où le tout-Damas viveur croit devoir se livrer à une ribote … à tout casser”.

IV – XXeme SIECLE

“Une enquête aux pays du Levant” avait été menée par Maurice Barrès (2) avant la première guerre mondiale, mais cette dernière précisément repousse à 1923 l’édition de cet ouvrage, resté un document incontournable de la présence, culturelle francophone dans la région, et des multiples rencontres Orient-Occident. Ainsi, de la description, à Damas de la Porte de Salhiyé et du tombeau d’Ibn Arabi, ou de la basilique Notre-Dame de Tartous, où pria Joinville, à Alep du Collège Halawiyya et de l’évocation du grand mystique Suhrawardi. Avec “Un Jardin sur l’Oronte”, célèbre roman, Barrès confirmait ce qu’il devait au Proche-Orient “une des patries de l’imagination, une des résidences de la poésie, un des châteaux de l’âme”.

Autre figure de l’époque, Henry Bordeaux (2) dont le rappel de ses prédécesseurs venus au cours des siècles sur ces terres constitue une trame solide et toujours reconstituée.
Jean et Jérôme Tharaud (2) donnent peut-être dans “Le Chemin de Damas” une définition de l’orientalisme : “Cet Orient qui n’est pas plus en Asie qu’en Europe, et qui n’est rien qu’une manière de songe, une certain façon de nommer certaines choses de l’amour et de la vie”. C’est dans cet ouvrage que les deux auteurs rappellent la montée sur le trône impérial de Rome d’Héliogobale, “né sur l’Euphrate”, qu’ils qualifient Alep de “Venise des sables”, en reconnaissant les qualités de ténacité de ses habitants : “Parmi les Alépins, le boiteux est arrivé jusqu’aux Indes”. Ils regrettent, parvenus à Deir-Ezzor “qu’il soit si démodé de raconter son enthousiasme devant un coucher de soleil”. Dans “Alerte en Syrie”, les réflexions sont plus inquiètes ; tout en dressant le tableau pittoresque de “l’oasis de Damas que prolonge jusqu’au Lac Tibériade la riche plaine du Hauran”, on ne peut que s’interroger sur la politique mandataire menée dans le nouvel Etat Syrien et l’affaire du Sandjak. “On ne supporte pas de ne pas être aimés”, soupirent avec un profond réalisme les Tharaud.

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Jean Gaulmier demeurera l’un des meilleurs amis de la Syrie à la fin de l’époque du mandat, et après l’indépendance. Venu à Alep pour la première fois, en 1928, avec Jean Sauvaget, il y revint à plusieurs reprises pour y rencontrer Ibrahim Hanano, y résida de 1934 à 1942 pour s’occuper de l’instruction publique. Au lycée “Sultaniyeh”, il eut comme élèves Abdessalam Ujeili ou Farid Jiha, auteur d’un grand nombre, d’articles rappelant ces liens de l’amitié. Jean Gaulmier enseignera également à Hama en 1929, et aura comme élève Fakhri Kilani ou Saddik Naasan, le fils du mufti.. Au collège “Maktab al Anbar”, dans le vieux Damas, il côtoya d’éminents collègues, Chukri Churbadji, Ruchdi Barakat, Wagih Samman, et, je le cite “il y avait mes longues promenades de printemps au bord du Wadi Barada, vers Rabwa et Zebdani : avec mon charmant camarade parisien Kazem Daghestani”.

Le souvenir de Lamartine réapparaîtra en 1929, avec une journaliste, Valentine de Saint-Point (2), sa petite-nièce qui publiera une courageuse “Vérité sur la Syrie”, et, s’étant convertie à l’Islam, sera enterrée au Caire dans la tombe de la famille de René Guénon.
Même les universitaires spécialistes de la Syrie, comme Thierry Bianquis, n’hésitent pas aujourd’hui à raconter avec poésie leur émotion devant cette belle ville de Damas, dans la revue “Qantara” de l’Institut du Monde Arabe (avril 1993). “Damas, une gravure jaunie, la sécheresse et la fraîcheur, l’ombre et le soleil, l’eau jaillissante et le roc brûlé. Une ville fauve, tapie sous sa falaise décharnée, que l’on dirait plus prête à bondir et à mordre qu’à ronronner. Et pourtant, une ville qui travaille avec soin, fignole son ouvrage, crée des décors aux formes harmonieuses, tisse des brocarts lumineux, construit des ouds délicats et des qanouns savants. Au printemps, leurs cordes égrènent toute la mélancolie de la terre, toute la tristesse d’un passé glorieux qui n’en finit pas de mourir. Certes, Damas n’oublie pas de mettre le nez au vent pour humer l’air du temps, utile précaution pour qui vit en un lieu où la foudre ne surgit pas que du ciel d’orage. De la steppe comme de la montagne, du Nord comme du Sud depuis trois mille et quelques années que la ville partage sa vie entre des petits matins industrieux et de longues soirées délectables à l’ombre des noyers de l’oasis de la Ghouta, bien des envieux ont lorgné sur ses beautés, sur les trésors accumulés de là cité, sur le savoir-faire de ses habitants. Pour survivre si longtemps dans un environnement menaçant, il faut savoir distinguer avec soin les amis d’hier des ennemis de demain, pour subsister quotidiennement quand on est commerçant et voyageur dans le sang, il faut s’intéresser au monde”.
Enfin, Denise Brahimi (2) s’intéresse aux Arabes des Lumières, à ces bédouins romantiques, à cette comtesse Margot d’Andurain, qui, sous le Mandat, ouvrit “l’auberge de la reine Zénobie” dans ces romantiques ruines palmyréennes, par amour pour un émir local.
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Ce rappel, bien modeste, car le corpus est énorme, de ces quelques délectables visions, ou projections d’eux-mêmes, conçues par ces voyageurs, poètes, aventuriers, chroniqueurs et archéologues ou historiens, devrait permettre de,souligner, une fois de plus, les multiples liens qui unissent la Syrie et la France, intellectuellement, littérairement, culturellement. Quel chercheur voudra bien, dans l’autre sens, se pencher vers les nombreux Syriens qui ont parlé de Paris, Marseille ou des Châteaux de la Loire, car l’admiration réciproque a toujours soutenu une amitié séculaire.

Christian LOCHON

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 ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
 ANVILLE Sieur d’  Carte de la Phénicie et des environs de Damas   Paris, 1780
 ARVIEUX Chevalier d’  Mémoires aux Echelles du Levant  Paris, 1735
 BARRES Maurice  Une enquête aux pays du Levant  Paris, Plon, 1923
 BELGIOSOSO  Princesse de Asie Mineure et Syrie  Paris, Lévy, 1858
 BIANQUIS Anne-Marie, dir.  Damas, miroir brisé d’un Orient arabe  Paris, Autrement, 1993
 BIANQUI Thierry  Damas et Syrie sous la domination fatimide (2 tomes)  Damas, IFEAD, 1986 et 1989
BIANQUIS Thierry, dir. Le Nord-Est syrien  Damas, BEO XLI-XLII, IFEAD, 1993
 BORDEAUX Henry  Voyageurs d’Orient (2 tomes)  Paris, Plon, 1926
 BOST Jean-Auguste  Souvenirs d’Orient, Damas Jérusalem Le Caire  Paris, Sandoz, 1875
 BRAHIMI Denise  Arabes des lumières et bédouins romantiques  Paris, Sycomore, 1982
CASSAS  Voyage pittoresque de Syrie, de l’Egypte  Paris, 1799
 CHAKHACHIRO Omar  Proche et Moyen-Orient dans l’œuvre de Victor Hugo  Paris, Jouve, 1950
CHAUDOUET Jean  La Syrie (analyse dans le n°17, 01/1999, de la Lettre de l’AFS)  Paris, Karthala, 1997
 DEGEORGE Gérard  Damas, des Ottomans à nos jours  Paris, L’Harmattan, 1994
 DEGEORGE Gérard   Damas, des origines aux mamelouks   Paris, L’Harmattan, 1997
EGERIE Journal de Voyage d’une Gauloise du IVe siècle Paris, Cerf, 1983
 FUGLESTAN-AUMENIER Viviane, dir.  Alep et la Syrie du Nord  Revue Monde Musulman et Méditerranée (1991, 4ème trirn.)
 IBN MUNQIDH Usama Des enseignements de la vie, trad. ANDRE MIQUEL  Paris, Imprimerie Nationale, 1983
LALLEMAND Charles  Jérusalem – Damas  Paris, Quantin, 1895
LAMARTINE Alphonse de Voyage en Orient    Paris, 1833
 Lettres Edifiantes  Voyage aux Lieux Saints, Mont Liban, Alep, Damas  Paris, 1730
 LOCHON Christian  Francophonie Arabophonie, l’exemple de la Syrie  Paris, Bulletin de. l’INALCO, octobre 1989
 LOCHON Christian  La construction de la cathédrale de l’Assomption à Damas (1834) Paris, Bulletin Saint-Julien le Pauvre, décembre 1992
 LOIR Raymond  Vieux Damas  Toulouse, Aubanel, 1947
 LORTET Dr  La Syrie d’aujourd’hui  Paris, 1878
MARAVAL Pierre  Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient  Cerf, 1996
 MARMIER Xavier  Impressions d’un voyageur chrétien  Tours, Mame, 1877
 MICHAUD et POUJOULAT Correspondance d’Orient 1830-1831 (7 tomes)  Paris, Ducollet, 1835
 NERVAL Gérard de  Voyage en Orient (2 tomes)  Paris, 1843
 POUJOULAT Baptistin   Voyage à Constantinople, à Palmyre, en Syrie et en Palestine   Bruxelles, Grégoir, 1841
 QUETIN  Guide en Orient, itinéraire artistique, pittoresque  Paris, 1844
RENAN Emest  Mission de Phénicie  Paris, 1865
ROUSSEAU Joseph  Voyage d’Alep à Bagdad en 1807  Beyrouth,“Syria”, 1925
 SAINT-POINT Valentine de  La Vérité sur la Syrie  Paris, Cahiers de France, 1929
 SCHlCKLER Fernand  En Orient, Souvenirs de Voyage (1858-1861)  Paris, Lévy, 1863
 TAYLOR Baron  La Syrie, la Palestine et la Judée  Paris, Bolle-Lasalle, 1854
THARAUD Jérôme et Jean Le Chemin de Damas  Paris, Plon, 1922
 TOTI Baron de  Mémoires sur les Turcs et les Tartares (3 tomes)  Paris, 1785
VOGUË Melchior de  Syrie Centrale, architecture civile et religieuse (2 tomes)  Paris, 1865 et 1877
 VOLNEY  Voyage en Egypte et en Syrie (1783-1785)  Paris, Mouton, 1959

Tourisme et principales villes de Syrie

La Syrie dispose d’un patrimoine unique et d’une densité impressionnante.

Un tourisme varié, une industrie profitable ouverte à l’investissement étranger, l’hospitalité légendaire du peuple syrien, la diversité du climat et de la nature, l’artisanat traditionnel et un réseau routier étendu, font de ce pays une destination unique pour les touristes et professionnels français.

La population syrienne est inégalement répartie et concentrée surtout dans l’ouest du pays, sur la plaine côtière et dans le Ghab (plaine de Syrie où coule l’Oronte moyen). La plus grande ville du pays, Damas (la capitale), compte entre quatre et cinq millions d’habitants.
La Syrie connaît un exode rural qui touche tout le pays et le nombre d’habitants dans les villes est en forte hausse (+ 4 à 5% par an) : aujourd’hui, plus de 48% de la population syrienne vit dans les villes.
L’hospitalité en Syrie est une tradition aussi vieille que sa civilisation. Elle est tellement profondément ancrée dans la vie de tous les jours que le mot “tradition” est trop faible pour l’exprimer. Accueillir les hôtes et en particulier les voyageurs fait partie de l’éthique et de la courtoisie syrienne et il n’est pas rare qu’un étranger soit invité chez un habitant que ce soit en ville ou dans le désert pour lui offrir du thé ou du café et de l’assistance…

Patrimoine en péril ***

1ère victoire contre la contrebande du patrimoine culturel syrien : Une vente aux enchères d’une stèle royale de l’ époque néo-assyrienne est arrêtée à Londres :
http://english.al-akhbar.com/content/how-saade-institute-saved-assyrian-king

http://english.al-akhbar.com/content/how-saade-institute-saved-assyrian-king
https://www.bonhams.com/auctions/21926/lot/99/

Poursuite de la publication des articles parus dans la presse au sujet du patrimoine syrien dont :

– La reprise du Krak des Chevaliers par l’Armée Syrienne :

http://www.bbc.co.uk/news/world-middle-east-26696113

http://time.com/33207/syria-crusader-castle-recaptured-government-forces/

https://www.youtube.com/watch?v=48-8MxN4vyA

– Les neufs portes d’Alep – Procession évocatoire

Ville témoin, ville martyre, la ville se disloque, brûle, disparaît, s’efface. Voici la citadelle retournée à sa fonction première – celle d’une forteresse, prise dans une âpre guerre entre frères syriens, un site à occuper et à capturer, une nouvelle fois.(*)

Palmyre et l’Extrême-Orient par Chrisitiane Delplace

Christiane Delplace, Directeur de Recherches Emerite CNRS, qui a occupé pendant de nombreuses années les fonctions de Directeur de la Mission Archéologique Française  à Palmyre, vient de nous communiquer le texte d’un article qu’elle a synthétisé pour l’AFS, intitulé « Palmyre et l’Extrême-Orient » .Télécharger : http://www.francesyrie.org/fichiers/pdf/palmyre.pdf

Art et Culture Syrien : Artisanat Traditionnel Syrie

(Extrait du rapport « Culture, tourisme et développement, le cas de la Syrie » (1996) adressé à l’Unesco par Samir ABDULAC, docteur en urbanisme et architecte DPLG.)

L’Artisanat en Syrie : Etude de Samir Abdulac

 

1. UNE HISTOIRE SOMMAIRE DE L’ARTISANAT SYRIEN

La Syrie est avec le Maroc et l’Egypte, l’un des grands foyers de l’artisanat traditionnel arabe, dans la continuité d’un passé prestigieux. La production artisanale y a concerné les armes (épées, casques), les bijoux (or et argent), la lutherie, les objets ménagers et d’ameublement (cuivre, marqueterie, verre, tapis, céramiques, etc.), les tissus (brocart, damas, atlas, etc.), les vêtements avec leurs broderies et la décoration architecturale (bois incrustés, peintures sur bois, pierres et marbres taillés).

Dans la langue française, Damas n’est pas que le nom d’une ville, mais aussi le nom d’une étoffe et même d’une épée. Deux verbes se rapportent également à Damas : damasser et damasquiner. Peu de villes au monde ont un nom aussi lié à leur artisanat.

Les produits d’Alep et de Damas étaient déjà recherchés dans les cours européennes au temps des croisades : métaux ouvragés, verres et tissus. Les incrustations de bois se sont répandues d’Egypte et de Syrie auIXème et Xème siècles vers le Maroc et l’Espagne à l’ouest, et vers l’Iran et l’Inde à l’est. Après la conquête mongole de Mossoul au XIIIème siècle, le centre de production du métal incrusté s’est déplacé à Damas dont les exportations alimentaient Venise et l’Europe.

La Syrie est située sur un important carrefour de la route de la soie, ses relations commerciales n’étaient pas seulement limitées à l’Europe ; elles concernaient aussi la péninsule arabique, la vallée du Nil, l’Asie Mineure, la Mésopotamie, la Perse et même au-delà l’Asie Centrale, l’Extrême Orient et l’Afrique. L’existence de tels courants d’échange facilitait certes les exportations, mais impliquait aussi pour l’artisanat syrien une grande compétitivité, des spécialisations brillantes et un esprit d’excellence.

La concurrence économique pouvait prendre des aspects féroces. Quand il prit Damas en 1401, Tamerlan ne se contentera pas de détruire la ville et d’en massacrer une partie de la population, il déporta aussi tous ses artisans vers sa capitale Samarcande.

Dès le XIXème siècle, l’empire ottoman épuisé ne pouvait plus s’opposer aux puissances européennes qui purent écouler leurs productions industrielles avec des facilités douanières. La dislocation de cet empire multiplia les frontières lointaines et proches, y compris dans l’aire économique de Bilad al Cham. Alep était même coupée de son hinterland commercial : Antioche, Gaziantep ou Urfa. Les problèmes de l’artisanat syrien furent donc d’abord dus à des raisons exogènes. A partir de l’indépendance ou peu avant, l’essor industriel national et l’évolution culturelle contribuèrent encore davantage à sa marginalisation.

Les principaux centres de production étaient situés à Alep et Damas. On en trouvait de moindre importance à Hama, Homs et Deir el Zor. Une certaine spécialisation permettait de répartir les rôles entre les villes. Celles-ci produisaient la plupart des articles artisanaux, qu’ils soient luxueux ou ordinaires, satisfaisant ainsi les besoins à la fois des citadins, des villageois et des bédouins qui pratiquaient des modes de vie contrastés et auxquels l’habillement et les biens domestiques étaient adaptés.

Des goûts et des styles différents distinguaient les vêtements des diverses communautés ethniques (arabes, kurdes, arméniens, tcherkesses, turcomans), confessionnelles (musulmans, chrétiens, juifs) et même les sous-groupes parmi elles (druzes, assyriens, etc.). Margareta Pavaloi explique que “dans le milieu urbain, les règles vestimentaires étaient une expression concrète des relations sociales, un reflet des normes et des valeurs traditionnelles autant que la mode du moment”. Des objets et des vêtements luxueux étaient conçus pour se rendre aux bains publics, ceux-ci n’ayant pas qu’une importance pour l’hygiène personnelle mais aussi un rôle socioculturel.

 

2. LA PRODUCTION ARTISANALE CONTEMPORAINE

Le tableau actuel de l’artisanat est contrasté en fonction des diverses spécialités qu’il recouvre. Nous en passerons rapidement quelques unes en revue, dans les secteurs du bois, du verre et des tissus.

A – LE TRAVAIL DU BOIS :

Le mobilier était autrefois réduit dans les maisons. Des niches dans les murs, des coffres, des plateaux et des divans suffisaient à la plupart des besoins. Avant le XVIIIème siècle, les chaises et les fauteuils étaient réservés aux personnalités importantes. A partir du XIXème siècle, un mobilier “oriental” original avec incrustations de nacre (“moussaddaf”) s’est répandu dans les grandes familles avec des sièges, des tables, des armoires, des miroirs, etc. Ces meubles avaient cessé d’être à la mode dès avant le milieu du XXème siècle et leur production avait complètement cessé, quand un regain d’intérêt se manifesta surtout de la part d’une clientèle du Golfe et d’émigrés. Des pièces étaient vendues chez les antiquaires de Soho à New York. Des couches aisées de la société syrienne recommencent aussi à s’intéresser au “moussaddaf” qui est quand même bien plus porteur d’identité culturelle que le faux mobilier Louis XV. Les prix de vente ayant beaucoup monté, la fabrication de ces meubles est relancée. Même au Maroc, des imitations semblent en préparation.

Une marqueterie de bois de noyer et de noisetier, avec de très fines incrustations de nacre, d’ivoire et d’os (“mosaïque”) a pris un grand essor au XXème siècle. Elle concerne des coffrets et de petites pièces de mobilier. Une forme répandue en est les tables de “tric trac” (“backgammon”) qui se plient en deux, constituant un coffret pour les pièces de jeu. Avec beaucoup d’inventivité, la technique de la “mosaïque” s’est appliquée à quantité d’objets usuels. Il y a quelques années, les coupe-papier et les boîtes à musique étaient par exemple répandues, puis ce sont les horloges à quartz qui ont reçu un cadre de “mosaïque” et enfin, il y a quelques mois, nous avons découvert des boîtes destinées à contenir des disquettes informatiques.

Les objets de “mosaïque” ont l’avantage d’être facilement transportables. L’utilisation de baguettes en plastique et le polissage mécanique en diminuent le coût. Malgré des tentatives d’imitation dans d’autres pays arabes, un commerçant situé à l’entrée de la mosquée des Omeyyades, estimait que la seule concurrence de qualité était apparue en Espagne, mais qu’elle restait encore géographiquement lointaine.

B – LE TRAVAIL DU VERRE :

La fabrication du verre est répandue depuis 4 000 ans en Syrie. Des formes originales de teinture et de gravure du verre y ont connu leur apogée entre les XIIème et XVème siècles. Un article approfondi sur l’artisanat du verre à Damas dû à Chafic el Imam et une équipe de l’Institut Français d’Etudes Arabes de Damas fait le point sur la question, tout au moins telle qu’elle se présentait il y a une vingtaine d’années.

L’Institut Français d’Art et d’Archéologie aurait entre 1922 et 1929 chargé le maître verrier Sleimane el Azzaz de réaliser des objets d’art d’après les pièces anciennes conservées au musée. L’artisanat verrier se consacrait alors surtout à la confection de quelques objets utilitaires subissant peu de concurrence, comme les verres de lampes à pétrole. Des pièces en faible quantité étaient quand même produites pour des antiquaires de Damas et de Beyrouth où elles étaient achetées par de riches étrangers.

La présentation de l’artisanat du verre soufflé à la foire internationale de Damas, la participation à des expositions itinérantes à l’étranger et la promotion du Musée des Arts et des Traditions Populaires l’ont font connaître et reconnaître.

Une rapide renaissance du métier à partir d’ateliers artisanaux sans outils mécaniques de façonnage, s’amorce à partir des années 1950. Alors qu’il ne subsistait plus que 5 ateliers artisanaux employant 40 ouvriers en 1958, il existait désormais 13 ateliers avec 120 à 150 ouvriers en 1973. La production semble s’accroître pour les acheteurs nationaux et étrangers. Les rayonnages du “duty-free” de l’aéroport de Damas proposent des dizaines de pièces aux voyageurs.
Malgré la vitalité dont ils témoignent, ces produits ne s’inscrivent cependant plus dans la continuité des formes et des décorations (gravure et “mina”) des verres de la grande époque médiévale.

C – LE TISSAGE :

Le brocart est une étoffe à base de soie incorporant des fils d’or ou d’argent dans son tissage. Ses motifs sont géométriques, floraux ou animaliers. C’est certainement l’un des tissus les plus splendides jamais confectionnés de main d’homme. Il évoque la matière et la splendeur des vêtements qui ont dû être portés aux cours de Byzance et de Bagdad.

A Damas, tout le monde se souvient de la commande qu’avait passé la Reine Elisabeth II en 1952 pour confectionner la robe de son couronnement. La mode et les techniques du prêt-à-porter ont depuis négligé ce matériau paraissant trop aristocratique. Les dames de Damas qui pourraient en acheter sont devenues désormais trop sensibles à la mode de Paris et d’ailleurs. Les marchés de substitution sont rares. L’utilisation du brocart comme tissus d’ameublement (Préfecture, palais présidentiel, quelques familles aisées) ne constitue pas une relève suffisante.

Des produits “prêt-à-porter” ont dû être confectionnés pour les touristes occidentaux : gilets, cravates, coussins, etc. Un commerçant, M. Dahabi, estimait, en juillet 1995, que la production de brocart ne s’écoulait plus qu’à 20% au mètre contre 80% en prêt-à-porter. Il évaluait que la production actuelle n’atteignait que 20% de celle des années 1950. Il n’y aurait plus que 20 métiers à tisser à l’usine Naassane et 70 dans le quartier kurde. L’utilisation de la soie artificielle s’accroît.

Le damas (ou “damasco”) est une étoffe tissée, dont les motifs apparaissent à l’endroit en satin sur fond tissé et à l’envers en tissé sur fond de satin. Le satin a depuis été remplacé par des tissus lourds. Des hôtels récents ont acquis de nombreuses nappes en damas pour leurs tables. Pourtant les opinions entendues semblent pessimistes quant à la survie de sa production.

L’aghabani est un tissu brodé, avec des fils de soie initialement, suivant des formes végétales et géométriques. Il a longtemps été utilisé comme ceinture à la taille ou turban autour du “tarbouche” (fez syrien). Parfois, il servait aussi à confectionner l’habit du marié. L’aghabani a bénéficié d’une seconde vie en devenant nappe de table. Il est largement vendu dans tous les souks du pays à une clientèle d’abord nationale et occasionnellement étrangère. Dès les années 1950, sa production aurait été exportée dans tout le Proche-Orient et même en Europe.

Le fond, crème au départ, est devenu blanc, marron, bleu ou rouge. Les fils de couleur dorée sont devenus multicolores aussi. “L’intérêt de la clientèle devait être relancé” expliquent les commerçants. La broderie est désormais mécanisée.

A plus petite échelle, un autre succès commercial concerne les anciens sacs d’avoine en toile de Hama qui avaient l’habitude d’être imprimés à la main avec des presses de bois (comme les “batiks”). Cette technique permet aujourd’hui de réaliser des sacs de plage, des dessus de lits et des rideaux surtout destinés aux étrangers.

L’image de l’artisanat syrien paraît donc assez contrastée : dans certains secteurs, des savoir-faire immémoriaux semblent devoir inexorablement disparaître, alors que certains autres font preuve de surprenantes facultés d’adaptation et mènent même avec succès des offensives commerciales sur les marchés étrangers.

3. L’ARTISANAT ET LA CULTURE

Dans les années 1980, un industriel alépin déclarait qu’il fallait se résigner à garder 100 à 150 métiers à tisser pour satisfaire quelques clients “bornés”. En 1850 déjà, le consul de France à Alep se plaignait des difficultés pour les tissus français de pénétrer un marché où malgré leur “supériorité”, la population continuait à préférer les tissus locaux à bandes colorées de coton ou de soie.

L’artisanat a longtemps résisté aux produits de la mécanisation, tant que sa clientèle restait attachée à son mode de vie traditionnel. Ses produits continuaient à satisfaire les divers “niches” de leur marché : les citadins, les ruraux, les bédouins, les pays voisins et les états du Golfe. Les boîtes de marqueterie (“mosaïque”) sont vendues dans toute la région. Des modèles de cafetières ont été spécialement conçus et façonnés pour les pays de la péninsule arabique.

Le commerçant n’a aucun état d’âme à satisfaire les préférences du client et même à les anticiper. Ici, il en a toujours été ainsi. Les allemands sont réputés préférer les cuivres rouges aux cuivres jaunes. Dans les brocarts, ces mêmes allemands aimeraient le bleu, les suédois le rose et les américains le gris.

Ces quelques exemples illustrent bien comment différents facteurs se combinent pour assurer la survie ou la réussite d’un produit artisanal : la matière première, la technique, le savoir-faire, l’usage, le coût, l’esthétique, la mode, etc.

La capacité à changer l’usage des produits artisanaux a permis d’assurer leur permanence dans de nombreux secteurs. Pour ce faire, trois cultures doivent se rencontrer, une culture professionnelle créative de la part de l’artisan, une culture commerciale imaginative de la part du vendeur et une culture attachée au patrimoine de la part de l’acheteur.

Dans un ouvrage sur le tourisme et le développement, Emmanuel de Kadt que souvent l’appétit des touristes pour les souvenirs et la couleur locale “sont des causes du déclin de la qualité artistique et culturelle des objets fabriqués”. Il parle même de “dégénérescence” .

L’exemple de la Syrie nous aide à nous demander si un artisanat fort, bien établi dans son propre contexte économique, social et culturel a vraiment besoin de tourisme pour survivre. Les “dégénérescences”, s’il y en a, ne sont pas dues qu’au phénomène du tourisme.

En Syrie, il semble même qu’en ce qui concerne les nappes aghabani et les verres soufflés, les touristes occidentaux préfèrent les motifs épurés et les couleurs sobres, ce qui signifie un retour à un état antérieur, avant que la mode locale ne fasse évoluer les produits concernés.

On pourrait penser que l’impact du tourisme est encore trop faible pour beaucoup influer dans un sens ou un autre sur la qualité de l’artisanat en Syrie. De plus le tourisme occidental y est lui-même diversifié, il faudrait y ajouter le tourisme arabe et régional. Les effets et les influences s’équilibrent, ce qui n’est pas le cas d’un pays comme le Mexique par exemple, limitrophe d’un pays géant, puissant et à la culture hégémonique comme les Etats-Unis.

4. LA TRANSMISSION DES SAVOIR FAIRE

La disparition possible de certains métiers artisanaux n’en reste pas moins préoccupante pour l’avenir, car la perte de chaque savoir-faire constitue un appauvrissement non seulement pour un pays, mais pour toute la communauté humaine, et parce que ce qui était négligé hier pourrait redevenir demain à la mode et source de profit.

En Syrie, comme dans d’autres pays orientaux, la possession d’un savoir-faire artisanal passe généralement par un processus d’appropriation par l’apprentissage. La structuration des métiers est restée plutôt traditionnelle, avec une hiérarchie maître (“maallem”), ouvrier (“saneh”) et apprenti (“ajir”). Les savoir-faire se transmettent de père en fils, de maître en ouvrier. Ils comportent une part de “secret professionnel” jalousement gardé. Autrefois, le maître le plus habile d’un métier recevait le titre purement honorifique de “cheikh”. Après une première législation ottomane de 1911, une loi de 1935 a permis la formation de syndicats regroupant patrons et ouvriers. Il existe une union générale des syndicats artisanaux.

La pénétration de l’Etat est surtout limitée apparemment au secteur du tapis et de la broderie florale (“sarmah”). Des centres artisanaux (“marakiz herafia”) sont organisés par le Ministère des Affaires Sociales en unités de production dont les marchandises sont présentées dans 17 centres de vente. C’est un secteur qui – exceptionnellement – se prête à l’établissement de coopératives. Les tapis produits paraissent essentiellement conçus pour la consommation intérieure. Il est vrai que les souks regorgent de splendides tapis persans, turcs ou caucasiens.

Dans les autres secteurs de l’artisanat, d’anciennes lignes de partage répartissaient les métiers entre les différentes communautés confessionnelles et ethniques du pays. Ainsi, à Damas l’or et le tissage du brocart était l’apanage des chrétiens, tandis que les juifs se réservaient l’art du cuivre incrusté. Depuis quelques dizaines d’années, les familles kurdes ont progressivement réussi à s’implanter dans le secteur du brocart en installant un métier à tisser à la maison. Mais les cartes perforées des métiers Jacquard sont toujours réalisées par des arméniens. En revanche, le regrettable départ de beaucoup de membres de la communauté israélite au début des années 1990 a été trop brusque pour qu’une relève ait le temps de bien s’organiser. Maurice Nusairi, l’un des ses maîtres, expliquait qu’il n’avait pas besoin de modèles dessinés et qu’il avait tout en tête.

Enfin, reste le facteur humain. De temps en temps surgissent des maîtres ou des entrepreneurs exceptionnels qui marquent durablement leur métier et leur époque. Il en est ainsi de Mohammed Ali al Khayat (Abou Sleimane) qui a travaillé sur le Palais Azem, la salle orientale du Musée National et sur le Parlement de Damas, ainsi que sur les Palais de Beit Eddine et de Henri Pharaon au Liban. Il confectionnait à la demande des boiseries de style “abbassi”, “fatimi”, “ayyoubi” ou “andaloussi”. Il avait même réussi à recomposer des peintures végétales pour repeindre les plafonds anciens (“ajami”). Le brocart contemporain doit énormément aux frères Sélim et Georges Naassan qui ont su privilégier la qualité sur la quantité et qui ont essayé de résister aux métiers mécaniques comme à la soie artificielle.

Dans son livre sur les arts et métiers de Damas publié vers 1958, Mounir Kayyal s’attarde avec tristesse sur les métiers aux secrets désormais détenus par une seule personne et dont la relève n’est pas assurée. C’est ainsi qu’il cite Louis Sarraf, graveur sur verre, spécialiste de “mina” et Cheikh Abdo spécialiste d’une céramique vernissée (“kashani”).

M. Kayyal se laissait ensuite évoquer “un miracle” à accomplir par le Ministère de la Culture : la création d’une grande école pour ranimer les productions de textiles, métaux, verre, boiseries et en particulier le “mina”, le “kashani”, la gravure sur verre, etc.

Le rôle des pouvoirs publics n’est pas facile, car au-delà de la transmission des savoir-faire individuels, se posent aussi les problèmes de qualité et d’approvisionnement des matières premières, ainsi que de fonctionnement des “chaînes opératoires qui réunissent, chacune, un ensemble d’opérations techniques » , en particulier en ce qui concerne la fabrication des textiles. Enfin, de nombreux producteurs et commerçants réservent leur confiance aux lois du marché et redoutent les interventions de l’Etat.

 

5. LES MUSEES ET EXPOSITIONS

Après l’indépendance, une des premières actions entreprises par les pouvoirs publics en faveur de l’artisanat a été de créer le Musée des Arts et des Traditions Populaires au Palais Azem de Damas en 1954. Son chantier de restauration fut lui-même une occasion de faire revivre les anciens savoir-faire de construction et de décoration. Le musée abrite aujourd’hui environ 10 000 pièces provenant de tout le pays, grâce aux efforts de la direction générale des antiquités et de ses conservateurs, en particulier de Chafic el Imam, le premier d’entre eux, qui resta plus de trente ans en poste.

Au moyen de mannequins en cire, les vêtements et les objets sont présentés dans leur contexte familier. On y trouve la préparation de la mariée, la séance du café, la réception chez le pacha, le cérémonial du bain. D’autres pièces évoquent le pèlerinage de la Mecque ou la lanterne magique (« karakoz »). Il s’agit, rappelons-le, du musée le plus visité du pays.

Un autre musée des arts et des traditions populaires a ouvert plus récemment à Alep, mais dans une maison moins prestigieuse et avec des ambitions plus modestes. Enfin, d’autres musées comportent des sections spécialisées sur les arts et traditions populaires à Bosra, Hama, Idleb, Maaret el Nooman, Soueida et Tartous. Ces musées contribuent à conserver le patrimoine artisanal et ses instruments (comme les métiers à tisser d’Alep), ainsi qu’à les valoriser aux yeux du public national comme des visiteurs étrangers.

La direction générale des antiquités avait également organisé dès 1958 une grande exposition sur les produits de l’artisanat syrien, qui l’avait envoyé en tournée en Europe. Il y a peu de temps, le Musée Linden de Stuttgart a accueilli la collection réunie par un grand amateur d’art syrien, M. Antoine Touma. Le livre “The Arts and Crafts of Syria” a été édité à cette occasion en 1992.

Le Ministère du Tourisme organise régulièrement des stands de l’artisanat très visités dans ses festivals du Lattaquié et de Palmyre, de même qu’à la foire internationale de Damas. Le Ministère de la Culture en fait autant lors de son festival de Bosra

6. LES SOUKS DE L’ARTISANAT

Le Ministère du Tourisme a créé une formule de promotion de l’artisanat assez originale, celle des « souks de l’artisanat » à Damas et Alep et nous avons vu qu’un troisième est en préparation à Hama.

 

Le règlement d’exploitation du “souk touristique” à la madrasseh al Suleymanieh a fait objet du décret n° 2 du Conseil Supérieur du Tourisme en date du 23 septembre 1972. D’après ce document, le Ministère peut passer un contrat avec chaque concessionnaire pour que celui-ci y produise, présente ou vende des produits artisanaux. Une commission de trois membres, dont un représentant du Ministère du Tourisme choisit les meilleurs parmi ceux qui présentent leur candidature (article 2).

Le contrat d’exploitation est établi suivant un modèle unique (article 3). L’exploitant n’a pas le droit d’effectuer des travaux de réparation, restauration ou aménagement (article 4) mais les petites réparations et l’entretien lui incombent (article 5). Le contrat est renouvelable par tacite reconduction, mais il peut y être mis fin de part et d’autre avec un délai de deux mois (article 7). Enfin, les exploitants doivent se conformer aux instructions du Ministère

(article 11). Le coût de location au m2 est actuellement de 150 à 200 livres syriennes par an, ce qui est tout à fait symbolique.

La Tekkiyé Suleymanieh a l’avantage d’être un beau monument historique situé dans le centre commercial de la ville contemporaine, juste à l’arrière du Ministère du Tourisme. Elle évite au visiteur pressé d’avoir à rechercher les lieux de production et de ventes dispersés dans la vieille ville et d’accès pas toujours facile. Une partie des locaux attribués aux concessionnaires est constituée par les chambres d’accueil qui permettaient autrefois de loger les voyageurs de passage. L’autre partie des locaux est installée dans une série de boutiques initialement rattachées à la Tekkiyé.

A Alep, le souk touristique est installé depuis 1987, judicieusement lui aussi, dans un ancien caravansérail, Khan el Chouneh, situé en face de l’entrée principale de la citadelle d’Alep et qui a entièrement été restauré à cette occasion. Le loyer y est similaire à celui de Damas (environ 2 000 livres syriennes par an) et 90% des exploitants présents à l’origine sont restés.

Le souk de Damas paraît plus animé que celui d’Alep, mais étant à l’air libre, son cadre est déjà plus agréable. Il est plus grand aussi avec une soixantaine de locaux contre moins d’une cinquantaine à Alep. On y voit beaucoup d’artisans au travail et même un souffleur de verre en action près de son four dans une petite cour latérale. Khan el Chouneh comportait beaucoup de magasins fermés lors de notre visite (un jeudi vers 18 heures) et presque pas d’artisans au travail, mais c’était peut-être une coïncidence. La seule critique qui nous soit parvenue à l’encontre du souk artisanal de Damas – et elle est bien modérée – provenait d’un guide accompagnateur qui se plaignait que les groupes à qui il voulait faire admirer la mosquée de la Tekkiyé ne voulaient plus l’entendre, ayant l’esprit ailleurs.

Nous avons eu l’occasion de visiter des centres de présentation des produits de l’artisanat à Tunis, Alger et Fès. Ils sont organisés par le gouvernement de manière à réunir, dans des locaux modernes, de grandes quantités d’articles d’artisanat sélectionnés par les autorités responsables et vendus à des prix fixes. Les locaux sont malheureusement plus impersonnels et la relation directe avec l’artisan au travail chez lui n’est pas valorisée. La formule des coopératives artisanales du Maroc semble toutefois très intéressante aussi.

7. LES RETOMBEES TOURISTIQUES ET ECONOMIQUES

Aujourd’hui, l’artisanat pourrait, à première vue, sembler occuper une place marginale dans l’économie. Sa présence n’est plus lisible dans les statistiques officielles, mais son importance continue à peser lourd en réalité, non seulement en termes d’identité et de culture, mais aussi de commerce, d’emploi (formels et informels) et même de devises.

On peut se demander quelle est l’incidence économique réelle du tourisme sur l’artisanat. Il n’existe, semble-t-il, pas d’enquêtes précises à ce sujet. En tout cas, la notoriété de l’artisanat syrien semble aujourd’hui bien mieux établie à l’intérieur du monde arabe qu’ailleurs.

Ainsi, en Europe, les spécificités de l’artisanat de la Syrie par rapport à celui du Maroc par exemple sont à peu près totalement ignorées des touristes potentiels, d’ailleurs la description de l’artisanat n’a qu’une place mineure dans les guides touristiques sur la Syrie. Ce n’est pas encore un produit d’appel touristique.

Une fois sur place, la découverte se fait pourtant et d’après leurs accompagnateurs, les touristes internationaux achètent par ordre de préférence de la “mosaïque”, des aghabani, des brocarts, des cuivres et des bijoux. Les savons d’Alep à l’huile d’olive ont aussi du succès. La demande de “damasco” ne serait pas satisfaite, d’après certains guides accompagnateurs.

En dehors des “souks touristiques”, les ateliers artisanaux de Damas sont répartis dans plusieurs vieux quartiers : Chaghour, Qaymariyé, Al Kharab, Midane, etc., mais ce sont surtout ceux de Bab Charki et de la rue Anania qui sont visités, en particulier un “must”, l’usine de brocart Naassane qui comporte un hall d’exposition permanent consacré à ce produit.

Les commerçants et les antiquaires des souks de Damas et d’Alep ne sont pas oubliés des touristes non plus. Antoine Stephan se plaît à expliquer le rôle de pédagogie et d’initiation qu’un antiquaire comme lui peut jouer vis-à-vis d’une personne non familière avec les produits présentés, avec leur valeur et plus généralement avec le patrimoine syrien.

Les grands hôtels ont aussi leurs boutiques spécialisées. Celle de l’hôtel Cham de Damas est occupée par un antiquaire, celle de l’hôtel Cham d’Alep et de l’hôtel New Ommeyad de Damas proposent des objets réalisés en tissus traditionnels : pochettes, étuis, sacs à bijoux, mules, etc. Pourtant, les ventes à la boutique de l’hôtel Cham de Palmyre semblent les plus abondantes, probablement à cause de la magie du site.

Le touriste occidental d’autrefois, au début du siècle, et même encore au début des années 1950, était une personne plutôt aisée, un amateur d’art et de culture. Les souks en ont gardé une inconsolable nostalgie. Les autres étrangers installés en Syrie ou dans les pays voisins, diplomates, hommes d’affaires ou savants ont également contribué à entretenir des préjugés très favorables.

Le retour des “touristes” a été longtemps guetté alors qu’affluaient progressivement des visiteurs de toute la région. La clientèle arabe et régionale paraît plus intéressante pour le moment. Il faut aujourd’hui se rendre à l’évidence que les nouveaux touristes occidentaux, ceux des charters et des voyages à prix fixes dépenseront individuellement moins que leurs aînés et qu’ils finiront par acheter un souvenir plutôt qu’un objet d’art. Ils seront pourtant plus nombreux.

Rappelons toutefois que le tourisme dans les pays voisins bénéficie aussi à l’artisanat syrien qui y est en vente et que les voyageurs syriens qui se rendent à l’étranger ne peuvent pas ne pas emporter dans leurs bagages des cadeaux appropriés leurs connaissances ou leurs parents.